Des nouvelles écrites « en présence de toutes les langues du monde »
Le langage est un outil immobile qui indique perpétuellement le Nord. Et que les hommes ne regardent plus. Et dont les hommes jusqu’ici ne se sont servis que pour arrêter en vain le mouvement du monde.
L’Acte inconnu, Valère Novarina
Peu d’écrivains transgressent ouvertement dans un même texte les bornes de leur langue d’écriture pour en convier d’autres jusqu’au plurilinguisme. Que d’aucuns désignent sous d’autres termes, créés dans des forges conceptuelles diverses : hétérolinguisme ; polyglossie ; et le moins courant dialinguisme, qui a inspiré le nom du projet Dialingue, lauréat du programme Langues en dialogue de l’OIF, dans lequel ce concours s’inscrit. Ces désignations diverses ont cependant toutes en commun de renvoyer à l’alliance de plus d’une langue, simultanément, au sein d’un même texte. Certains s’y sont essayés seuls, comme Valery Larbaud dans son poème « La neige », d’autres à plusieurs voix, comme dans le renga « La quadrature du cercle » d’Octavio Paz, Jacques Roubaud, Charles Tomlinson et Edoardo Sanguineti. D’autres écrivains encore ont tenté de repousser par l’écriture polyphonique les frontières de leur(s) langue(s), jusqu’à la rupture sémantique atteinte par James Joyce dans son sibyllin Finnegans Wake ou par Valère Novarina dans L’Acte inconnu.
Un concours invitant à mettre les langues en dialogue
Fruit d’une idéologie monolingue hostile, au nom de l’idéal révolutionnaire et républicain, aux différentes variétés du français et aux langues régionales, le français est éminemment politique. L’école, évidemment, participe de cette unification linguistique, mais la littérature peut aussi renforcer cette normalisation en se pliant aux canons esthétiques. Pourtant, certaines autrices et certains auteurs laissent leurs langues et celles du monde – du Tout-monde, selon la belle expression d’Édouard Glissant – irriguer naturellement leurs textes, parce que cet entremêlement des langues leur est naturel, comme à Patrick Chamoiseau qui raconte dans Chemin-d’école son enfance dans un français mêlé de créole martiniquais. À lire ces textes, on comprend l’immense potentialité esthétique de cette labilité entre les langues que ce divers met en mots. Bien plus que le simple décor folklorique rejeté par Segalen dans son Essai sur l’exotisme, l’irruption d’une deuxième langue (voire davantage) dans un texte rend compte de pratiques langagières qui sont celles de la vie même, comme l’illustrent la translangageance, le translanguaging, l’alternance codique ou le switching code, passages d’une langue à l’autre dans une même phrase. Comment donc donner à lire ce dialogue des langues – qui est parfois un dialogue de sourds, chargé d’incompréhension, quand il ne va pas jusqu’au conflit ? Le Concours Inalco de la nouvelle plurilingue invitait précisément à explorer ce dialogue entre le français et les autres langues, aussi bien celles situées à ses antipodes géographiques et linguistiques que ses proches parentes, romanes ou non. Mais ce dialogue se joue aussi entre d’une part le français – que les sociolinguistiques disent tantôt « standard », tantôt « de référence », quand ils ne lui dénient pas toute réalité – et ses variétés dans l’espace géographique et social d’une francophonie désormais reconnue comme plurielle. Le concours, dans cette première édition, imposait de mettre en mots le Tout-monde francophone en respectant la contrainte linguistique suivante : écrire une nouvelle employant au moins une langue ou variété autre que le français standard. Les textes du concours sont tous écrits en plus d’une langue (selon l’expression de Derrida, devise de Barbara Cassin, de l’Académie française), en se jouant de cette représentation qui fige la langue dans un système clos allant parfois jusqu’à la mythification d’une langue érigée en horizon inaccessible.
C’est pourquoi ces textes sont en français tel qu’on le parle en France, du Poitou-Charentes à Paris et ailleurs, en Belgique, au Québec, en Ontario ; mais aussi en abénaki ; allemand ; alsacien (variété de Colmar) ; anglais américain, britannique et canadien ; arabe classique et levantin ; darija tunisienne et marocaine ; bosniaque ; calabrais ; catalan ; créole haïtien ; espagnol andin, castillan, mexicain et argentin ; grec moderne et ancien ; inuktitut ; innu-aimun ; italien ; japonais ; kanien’kéha (mohawk) ; latin ; mandarin standard ; nouchi ; persan ; picard ; quechua sureño ; portugais brésilien ; russe ; sicilien ; suédois ; tchèque ; vietnamien du sud ; tamazight ; quand ils ne cherchent pas à faire entendre les langues des signes française et américaine.
En mêlant et emmêlant les langues, c’est aussi à la transgression des frontières entre les genres littéraires, voire artistiques, que certains de ces textes se sont risqués : en flirtant avec la poésie ; en jouant avec le fil, ou plutôt les fils narratifs, jusqu’à les rompre devant la puissance prosodique ; et en poussant jusqu’à la création d’un rythme narratif propre ; en convoquant l’art graphique. Cette créativité tous azimuts a poussé les organisateurs du concours à élargir l’acception du terme « nouvelle », désignant par celui-ci tout texte bref même non narratif.
Ceci n’est pas du « français standard »
Encore faudrait-il tâcher de cerner ce que l’on met sous l’étiquette, pratique – mais forcément réductrice tant elle en gomme l’hétérogénéité intrinsèque – de « français standard », une étiquette controversée, même chez les partisans d’une égale dignité des langues. Ce recueil cherche à rendre visible la richesse et la vitalité d’une langue protéiforme, grâce à celles et ceux qui l’ont en partage. Si le français existe vraiment, ce que d’aucuns remettent en doute du fait de son caractère socialement construit, du moins échappe-t-il toujours aux tentatives d’appropriation. Car peut-on vraiment s’approprier une langue ? « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne », affirmait paradoxalement Derrida dans Le Monolinguisme de l’autre. Au risque de la controverse, donc, nous avons fait le choix de mettre des mots sur ces français de la francophonie multilingue : français québécois, français de Belgique, etc., portés par le désir de les rendre visibles et de rappeler ainsi le lien indissociable entre langue et société.
Cette difficile dénomination des langues ne concerne pas que le français, loin de là. Chaque nouvelle est ainsi précédée de la mention, par ordre d’apparition dans le texte, des langues et variétés qu’on peut y lire. Cet ancrage souvent national, ou du moins territorial, ne rend cependant qu’imparfaitement compte non seulement de la porosité des frontières linguistiques mais aussi des tensions que charrient ces constructions sociales. Que le lecteur nous pardonne si cet inventaire atténue malgré nous l’aspect diapré de toutes ces langues, que nous avons au contraire cherché à souligner, quelle qu’en soit l’aire linguistique.
Cette entreprise d’émancipation linguistique d’une francophonie aujourd’hui revivifiée par la diversité, loin d’être un désaveu, est une déclaration d’amour à la langue française, ainsi qu’aux langues et cultures qui la fertilisent et prolonge en rhizome infini l’arbre des familles de langues. C’est pourquoi les Éditions Tangentielles se veulent attentives à ce qui bouge et frémit dans la langue française, de l’orthographe rectifiée de 1991 à l’écriture inclusive et aux néologismes. Plusieurs textes explorent et interrogent ces rapports à une norme artificiellement pétrifiée, dont l’inertie peut entraver la création – à moins que ces contraintes normatives ne soient au contraire elles-mêmes sources de création par un jeu de transgression. Ces phénomènes linguistiques émergents témoignent d’une histoire linguistique indéfiniment en mouvement. Certains sont destinés à instaurer une norme nouvelle, que d’autres locuteurs et écrivains viendront un jour bousculer, peut-être.
Des espaces imaginaires singuliers
Mais ce locuteur singulier qu’est l’écrivain fait un pas de plus vers cet au-delà de la langue transformée en parole : il réinvente à lui seul une langue, pour retranscrire le monde tel qu’il en fait l’expérience. Écrire revient en somme à aliéner la langue commune, à la rendre autre dans un acte de réappropriation jubilatoire. « Je est un autre » qui parle une langue qui n’est pas la mienne. La littérature rend possible cet affranchissement linguistique jusqu’à faire de la langue partagée une langue à soi, une langue en soi, parfois métissée de toutes les langues qui bruissent autour ou au-dedans. Le tissage des langues invite à renouveler l’esthétique du monolinguisme : par des procédés de traduction ou de translittération postposée ou synoptique ; par l’irruption dans le récit de langues parfois aussi incompréhensibles au narrateur qu’au lecteur ; et jusqu’à émailler la phrase française elle-même d’autres langues. Ces textes participent ainsi à construire des imaginaires singuliers, espaces poétiques où nous vous convions à pénétrer : acides retrouvailles familiales au chant funèbre du Kyrie Eleison ; toit hospitalier mais menacé de L’Accent de la langue française ; lueur de Jnawih qui irradie le réel d’un merveilleux rose et blanc ; phrase-fleuve et monde où on nous Parl[era] sans manières de sa vie comme de ses amours ; cœur battant de la passion amoureuse d’une Princesse ivre. Prenez aussi la route de la Belle province où se font d’improbables rencontres, et choisissez le bon chemin aux Bifurcations. Faites la révolution à feu et à sang À Babil et tâchez de renverser les tours de Babel qui nous séparent depuis la nuit des temps ! À moins que vous ne décidiez d’outrepasser vos peurs en remontant jusqu’aux Oridjinns. Cueillez alors avec la sérénité du souvenir les Fleurs de nostalgie et prêtez l’oreille aux Mots déraillés d’un passé encore à vif. Car il faut vivre enfin et vibrer en Sondité, le corps engagé tout entier dans ces drames et ces joies intenses qui font que Chaque jour est une vie.